La majorité des projets de conception industriels sont traités
en équipe. Pourtant les études empiriques sur la conception
collective sont encore récentes [11]. Dans
cette organisation collective de la conception, les réunions sont
un lieu privilégié pour l'avancement des projets. Actuellement,
nous ne disposons que de peu d'outils méthodologiques d'analyse
de réunion de conception. Les méthodes actuelles en Psychologie
cognitive s'appliquent à l'analyse de protocoles individuels de
conception, mais pas aux situations de groupe. Les linguistes ont
développé des méthodes d'analyse de dialogues qui n'ont pas prévu
les concepts nécessaires pour rendre compte des situations de
travail, e.g., des réunions finalisées par une tâche collective
comme la conception. Il y a donc un réel besoin méthodologique
pour rendre compte de l'activité mise en oeuvre dans ce type de
situation.
Nous menons une réflexion méthodologique sur l'analyse des
réunions de conception, notamment de co-conception [15]. Cette
réflexion est menée en collaboration avec le laboratoire
d'Ergonomie du CNAM. Des problèmes méthodologiques, relatifs à
différentes phases d'analyse, ont été identifiés : (1)
l'identification d'unités de codage inférieures aux tours de
paroles ; (2) le développement d'un schème de codage : étapes
dans la définition d'un schème de codage, prise en compte du
niveau argumentatif, résolution des ambiguïtés sémantiques ; (3)
la mise en évidence des mouvements de coopération : regroupement
des unités de codage, formalisation des mouvements de
coopération, prise en compte de l'argumentation, inférence des
unités manquantes, réorganisation des séquences. Ces différents
points sont discutés relativement à deux protocoles de réunions
de conception : conception de réseau et conception de logiciel.
Notre objectif, à plus long terme, est de développer une
méthodologie d'analyse qui puisse s'appliquer à toute situation
de conception collective.
Un enjeu majeur de la modernisation des entreprises est de
créer de nouvelles organisations de conception qui prennent en
compte le caractère collectif du travail, le décloisonnement des
différents métiers. Le nouveau modèle du processus de conception
en ingénierie concourante s'inscrit dans cette démarche. Pour
mieux maîtriser les coûts, la qualité et les délais dans la
conception de produits, cette nouvelle approche organisationnelle
est de plus en plus empruntée: son objectif est de favoriser "la
conception simultanée et intégrée des produits et de leurs
méthodes et procédés de fabrication associés ainsi que de la
logistique de soutien nécessaire à l'exploitation de ces produits
par leur utilisateur final" [Bos97].
Les différents métiers de la conception (e.g., structure,
systèmes électriques, systèmes hydrauliques) et de la fabrication
qui, traditionnellement, intervenaient de façon séquentielle dans
le processus de conception, sont, selon ce nouveau modèle,
appelés à intervenir simultanément et en interaction dès les
premières phases du processus de conception.
Dans le cadre d'une convention CIFRE (INRIA -Aérospatiale Matra
Airbus), nous avons analysé la mise en place d'une méthodologie
d'ingénierie concourante [17]. Nous
avons choisi un cadre théorique pour l'étude du processus de
conception en ingénierie concourante : ce processus de conception
est caractérisé par des cycles de conception distribuée et de
co-conception.
Nous avons analysé, sur la base d'entretiens et d'observations,
les processus coopératifs mis en oeuvre dans la conception
distribuée. Les problèmes de synchronisation opératoire se
trouvent au coeur de ces situations. La synchronisation
opératoire remplit deux fonctions : (1) elle vise à assurer la
répartition des tâches entre les partenaires de l'activité
collective ; (2) elle assure, selon les cas, le déclenchement et
l'arrêt, la simultanéité, le séquencement, le rythme des actions
à réaliser. La synchronisation opératoire donne lieu à des
activités de coordination. Dans notre étude nous avons mis en
évidence qu'en l'absence d'une coordination effective, certains
métiers de la conception construisent une représentation partagée
de solutions supposées être développées par les métiers qui leur
fournissent des spécifications. Cette construction s'appuie (1)
sur des mécanismes de réutilisation de spécifications de
problèmes similaires traités dans le passé et (2) des interfaces
métiers ("Boundary spanners" [Gri99]), rôle
joué par certains acteurs de la conception. Cette analyse
débouche sur des recommandations ergonomiques aux niveaux
méthodologique, organisationnel et logiciel.
Nous avons également analysé, sur la base de réunions de travail
inter-métiers que nous avons enregistrées, les processus mis en
oeuvre dans la co-conception. Le processus de coordination se
manifeste dans ces réunions de travail par des dérives
thématiques dont le but est (1) d'anticiper les tâches futures,
et (2) de reconstruire l'historique d'un problème de coordination
qui s'est posé, en l'absence d'une traçabilité effective de ce
problème. Nous avons également souligné les difficultés
d'utilisation en groupe des nouveaux outils numériques, e.g.,
maquette virtuelle, et l'utilisation privilégiée de plans-papier.
En effet, les croquis rapides et les annotations semblent plus
faciles à exécuter sur le papier qu'avec les outils
informatiques. Nos résultats ont été pris en compte par le
service de recherche de l'Aérospatiale qui a développé un
prototype de "reporting" en ligne avec la maquette virtuelle. Ce
"reporting" est un document HTML, comprenant des annotations, des
images et des références. Ce document peut être créé en
association avec la maquette numérique pendant une réunion de
conception. Nous continuons cette analyse des réunions en nous
centrant sur la notion de "point de vue" (cf.
section 5.2).
La planification avait été examinée par le passé surtout comme
l'une des principales activités cognitives intervenant dans des
tâches de résolution de problème, notamment de conception. Dans
les travaux que nous venons de commencer sur la planification
d'itinéraires, cette planification constitue une tâche de
résolution de problème en soi, ayant certaines caractéristiques
de la conception, et faisant appel à diverses activités
cognitives composantes.
La planification d'itinéraires, ou "conception d'itinéraires",
est un processus cognitif dont le rôle est primordial dans les
déplacements, e.g. la conduite automobile. Elle intervient aussi
bien lors de trajets quotidiens planifiés in situ et pendant la
conduite, que lors de déplacements plus complexes, planifiés au
préalable. Les systèmes embarqués d'aide à la navigation actuels,
bien que très performants pour guider pas à pas le déplacement
d'un lieu à un autre, se révèlent inadaptés pour planifier un
trajet passant par plusieurs lieux, selon des contraintes non
seulement spatio-temporelles mais aussi subjectives. L'objectif
applicatif de nos études, conduites en collaboration avec le LARA
(La Route Automatisée), est de participer à la définition de
nouveaux systèmes d'aide au déplacement. Si, juqu'ici, les études
psychologiques et ergonomiques sur cette thématique ont examiné
principalement la conduite [14], les
études que nous avons commencées visent à examiner des aspects
plus en amont, notamment la planification.
Deux expériences ont été conduites cette année. La première a été
conçue pour identifier les activités qui interviennent dans la
planification, leur rôle dans l'élaboration de plans, les
connaissances et stratégies mises en oeuvre et les
représentations construites. Nous avons demandé à 38 personnes de
planifier un itinéraire à effectuer en voiture, préalablement à
son exécution. L'itinéraire devait permettre d'accomplir, pendant
une journée, une série de 13 tâches, chacune à un endroit
différent dans la ville nouvelle de St Quentin en Yvelines (e.g.,
signer un papier à la banque entre 14 et 16 h, acheter des glaces
à Picard-Surgelés, visiter un appartement dans le vieux village
de Voisins-le-Bretonneux). À côté de la liste des tâches, les
participants ont reçu une carte de la ville sur laquelle étaient
indiqués les 13 endroits et le libellé des tâches associées. Pour
pouvoir analyser l'influence de la connaissance des lieux
traversés, deux groupes de participants ont été constitués, l'un
avec une bonne, l'autre sans aucune connaissance de la ville
nouvelle. A côté des itinéraires élaborés, nous avons recueilli
les verbalisations provoquées des participants simultanément à
leur planification. Nous venons de commencer l'analyse des
données.
Dans la deuxième expérience, nous avons commencé à examiner les
modalités de l'expression des plans élaborés. L'objectif de
l'étude était d'analyser comment des personnes ayant planifié un
itinéraire en font une description destinée à des interlocuteurs
connaissant bien les lieux traversés ou ne les connaissant pas du
tout. Les personnes effectuant la description connaissaient
toutes bien les lieux (St Quentin en Yvelines).
Nous avons montré que les descriptions sont différentes selon les
connaissances supposées des interlocuteurs auxquels elles sont
adressées. Dans les deux types de description, les prescriptions
d'actions et les repères spatiaux prédominent. Cependant, à
l'intérieur de ces deux catégories, les informations présentées
diffèrent : pour des gens connaissant bien les lieux, celles-ci
sont centrées sur l'atteinte des buts. Ces descriptions se
composent principalement de consignes générales ; elles
comportent également une proportion importante de libellés de
tâches. Les descriptions s'adressant à des interlocuteurs ne
connaissant pas du tout les lieux sont plus longues, plus
détaillées et plus concrètes. Elles se centrent sur les moyens à
utiliser pour atteindre les buts. Ces descriptions se composent
de prescriptions d'actions plus détaillées, et de repères
spatiaux, non seulement de la destination finale (comme pour les
gens connaissant bien les lieux), mais également de lieux
intermédiaires [19].
Le développement de logiciel présente aujourd'hui un enjeu
économique et stratégique d'une telle importance que des modèles
et outils spécifiques ont été développés pour suppléer aux
limites de l'activité spontanée du concepteur de logiciel.
L'objectif de l'Ergonomie Cognitive est d'améliorer l'adéquation
des outils à leurs utilisateurs. A cette fin, les recherches
menées en Psychologie de la Programmation apportent des résultats
sur l'activité cognitive des concepteurs, précieux pour
l'assistance à la conception, à la compréhension et à la
réutilisation de logiciels. Une synthèse critique de ces travaux,
dont beaucoup ont été menés dans notre équipe, a fait l'objet
d'une thèse d'habilitation [10]. Ces
travaux ont aussi donné lieu à un livre [Dét98].
Tout au long de ce travail de recherche, nous avons fait de
nombreux emprunts théoriques à la Psychologie Cognitive.
L'intérêt est de tester et d'étendre des modèles issus de la
Psychologie en les appliquant à des situations qui ont de fortes
caractéristiques écologiques. Les modèles empruntés sont
issus des domaines de recherche en résolution de problème,
raisonnement par analogie, production et compréhension de texte.
L'un des intérêts de ce travail a été d'analyser comment ces
modèles s'appliquent à des situations complexes en génie
logiciel, de discuter de leurs limites et d'ouvrir de nouvelles
voies de recherche. L'Informatique est le domaine qui est l'objet
de ces études. Mais c'est aussi un domaine d'application pour les
résultats de ces études. Ainsi les résultats de ces recherches
débouchent sur des spécifications ergonomiques d'outils
de programmation dans
l'objectif d'améliorer la compatibilité entre les outils et leurs
utilisateurs, les programmeurs.